
-La prochaine fois, apportez-moi si vous le pouvez un instant, surtout fugace, où vous avez eu une bouffée émotive. Cela aura pu vous sembler anodin, mais c’est très parlant. Cela peut « monter » à la simple vue d’un visage, d’une photo, à l’idée de faire ou d’acheter quelque chose.
-Mais… si c’est anodin, comme vous dites, cela ne mérite pas d’attention, si j’ai une réaction démesurée à propos d’une broutille, c’est simplement ridicule. Ma raison doit l ‘écarter, car ce n’est pas sensé.
-Votre réaction peut être insensé effectivement, mais il n’est pas insensé de vous introspecter à partir d’elle de façon active ! Au contraire. Il ne s’agit pas de la chose anodine en elle-même, mais de ce qu’elle peut symboliser et recouvrir. La chasser comme on chasse une mouche, c’est ce que l’on fait, mais le répit est bref, elle revient bientôt vous harceler, sous une autre forme. Les petites choses qui irritent peuvent sembler dérisoires, elle les sont en surface, ce qui ne l’est pas, ce sont leurs racines et leurs implications. Ce n’est pas à la chose qu’il faudra donner de l’importance, mais à ce qu’elle dit de vous. Notez-là sans vous juger pour avoir eu une réaction forte devant quelque chose de dérisoire. Prenez-là pour ce qu’elle est : un symptôme. Ce genre de micro-évènement passe vite, car votre système de valeurs est prompt à le refouler. Cela enflera et désenflera presque aussitôt, surtout si vous l’écartez à cause de cette impression de ridicule qui génère de la honte.
Paul Diel nomme extraconscient ce qui se situe hors du champ de la conscience . Il y distingue deux instances : le subconscient « lieu » des affects refoulés, et le surconscient, ou se trouve ce qui, en nous, sait de façon sûre ce qui est authentique, aligné ; notre boussole intérieure. L’un comme l’autre sont inaccessibles à la conscience mais contrairement à ce que l’on peut croire ,le domaine de l’extraconscient n’est pas étanche. Telle une nappe souterraine en fusion, sa tension engendre des éructations, manifestes à la conscience, car, malgré une vigilance intense, l’effort pour la maintenir cachée ne peut être constant. C’est justement à l’occasion face à l’anodin que la garde baisse et que l’on a une chance d’attraper une réaction qui en a profité pour émerger.
Cela ressemble à une bouffée, une houle. Une sensation brève, aigûe et inappropriée, que l’on a vite envie de chasser. Soyez y attentive.
La fois suivante :
-Vous allez vous moquer de moi.
-Vous croyez ?
-Je faisais défiler des chemisiers sur le site Vinted, une des chemises m’a procuré ce que vous dites. Je me suis sentie coupable vis-à-vis de cette chemise ! Je me suis dépêchée de me débarrasser de cette impression. En continuant à scroller, c’est passé immédiatement. Et puis j’ai pensé à vous. J’ai remonté le fil et j’ai fait une capture d’écran. La voici. C’est ridicule.
-A tout moment, l’esprit délibère, à la vitesse de la pensée, c’est à dire, si rapidement que cette pensée est presque insaisissable. Lorsque vous scrollez à la recherche d’un objet, chaque image que vous voyez est classée par votre esprit dans les oui, non, peut-être. Et cela, après qu’il y ait eu une argumentation, un dialogue intérieur : trop ceci (cher, usé, salissant, froufrouteux…) , pas assez cela (seyant, à ma taille, coloré…). Cette discussion intérieure, plusieurs voix y prennent part. La voix du désir, la voix du jugement social, la voix de la morale familiale, la voix de votre éthique, esthétique, plus ou moins influencées… L’impression que vous a donné cette chemise est liée au fait qu’elle a généré en vous un conflit, une dispute entre ces voix.
-On ne va pas se disputer pour une chemise !
-Qu’a-t-elle, cette chemise ?
-Elle est bien, objectivement et pourtant… je la déteste et ça m’angoisse. C’est comme si je me sentais redevable envers elle…c’est une chemise de marque, à un prix intéressant.
-Quel mot mettriez-vous sur ce que vous ressentez ?
-Je ne sais pas, moi… Ingratitude !
-Ingratitude… envers qui ?
-Je pense à ma grand-mère et à ma mère… elles m’achetaient de beaux vêtements, et moi, je ne les mettais pas. Je préférais « des chiffons », comme elles disaient. Toutes deux s’y connaissaient en qualité, elles étaient couturières. Moi, j’avais l’impression d’avoir mauvais goût…que…quelque chose se perdait à cause moi.
-Quelque chose ? Du goût ?de la qualité ?
-Si personne ne la choisit, la qualité va disparaître !
-Comment ça se produirait ?
-Les gens qui respectent la qualité, et qui fabriquent de belles choses perdront leur travail. Il n’y aura plus que des produits de merde sur terre, faits par des gens qui s’en foutent. Ca sera de la faute des gens comme moi.
-Cette image de chemise a réactivé une culpabilité très ancienne pour vous. Des accusations réellement utilisées par votre grand-mère et votre mère pour vous convaincre de porter ce qu’elles avaient choisi pour vous, ou alors, des accusations que vous avez extrapolées en tant qu’enfant, par le biais de votre imagination inquiète de leur amour. En une fraction de seconde, cette chemise vous a posé l’équation suivante : préférer des vêtements à votre goût plutôt que ceux choisis par votre grand-mère et votre mère = être coupable de la dégradation de la qualité du monde.
-(Elle éclate de rire).
-Aujourd’hui vous êtes hantée par le doute quant à vos qualités, celui-ci s’incarnant dans des objets symboliques sans rapport avec vos qualités réelles. Il se dissimule là un fantasme immature, la toute puissance de l’enfant : le moindre de vos choix aurait une influence décisive sur le devenir du monde.
-A table, quand j’étais petite, on me disait que j’étais responsable de la famine dans le monde si je ne finissait pas mon assiette.
-Qu’en pense l’adulte que vous êtes aujourd’hui ?
-Finir mes haricots verts, ça n’a pas cet impact sur le monde. Il y a d’autres choses à faire pour être utile. Ma grand mère et ma mère voulaient faire de moi quelqu’un de bien.
-Et vous ?
-Moi aussi !
-Votre désir sincère de l’être s’est exagéré en un désir de perfection calqué sur ce que vous imaginez être cette perfection selon elles. Mais n’avez vous pas une éthique profonde, en laquelle vous pourriez avoir confiance ? En essayant de plaquer vos actions sur votre vision de leur morale, vous inhibez vos qualités propres. Le monde ….
-Je me trompe dans ma façon de m’en soucier !
-Et dans l’évaluation de vos limites. Mais, autre chose, êtes-vous certaines que le bien universel est tout ce que vous cherchiez en souhaitant désirer un vêtement conforme aux jugement de votre grand-mère et de votre mère. ?
-Je veux qu’elles m’aiment, qu’elles m’acceptent ! qu’elles me trouvent bonne ! Et en même temps, je ne peux pas me forcer à aimer ce que je n’aime pas…
-Pour l’enfant, la mère représente le monde, son monde, entier. Parce qu’il vous a manqué l’approbation de votre mère, quant à l’être singulier que vous étiez, que vous êtes toujours, votre enfant intérieur a besoin aujourd’hui de l’approbation du monde entier.
-Mais je ne suis plus une enfant.
-Vous n’êtes plus une enfant. C’est en prenant la responsabilité de développer vos qualités réelles que vous contribuerez à la qualité globale. Et cela sera une simple contribution, dans les limites de vos possibilités. Et cela sera suffisant.
-J’avais tellement honte d’avoir une cette réaction forte devant une chemise ! maintenant, je sens l’inquiétude de cette petite fille, alors… voilà le problème avec les choses matérielles ! Quand on leur donne le rôle de nous rassurer. Et bien ! Il va falloir faire le tri, ça promet tout un programme !
Sylvie Arditi
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