« On passe trop de temps sur les réseaux sociaux ! ». On dit tous, ça. Vaste constat. Trop vaste.
J’aime bien chercher au microscope des petits mécanismes, des petites chausse -trappes. Une certaine caractéristique intérieure face à une certaine configuration extérieure, comment ça s’attire, comment ça s’imbrique, se simplifie ou se complique ? Quel détail invisible peut jouer un rôle majeur ? Faire la lumière sur le noeud précis évite à mon sens de batailler en vain contre un adversaire diffus, complexe et bien trop grand pour soi, comme les réseaux sociaux dans leur vaste ensemble ! Alors…
Si l’on prend les réseaux sociaux sous l’angle de pièges qu’ils recèlent, j’en ai repéré un petit mais pas des moindres, qui s’appelle le time-lapse. Le time-lapse, d’après Wikipédia, date de la fin du XIXeme siècle, et des débuts du cinématographe. C’est une séquence d’images animées, qui résume une action, tout en en détaillant soit-disant chaque étape. En « mesure time-lapse », faire un gâteau prend 10 secondes, rénover sa salle de bain soi-même, une minute. L’exigence pour les influenceurs d’Instagram ou Tik-Tok, de captiver leur public dans le temps le plus court possible fait exploser la présence des time-lapses sur les réseaux sociaux. Un véritable avènement ! Ces modules qui paraissent innocent, voire ludiques, et qui se posent même en source d’inspiration représentent cependant un danger pour les personnes dont l’imagination tend à s’exalter.
L’imagination, c’est génial. Nos représentations imaginatives sont les flèches plantées dans l’avenir, nous indiquant vers quoi tendre tous nos efforts. Mais c’est une fonction fragile, car c’est le premier espace dans lequel se réfugier lorsqu’il est difficile de faire face à la vie, un monde inépuisable de promesses.
L’imagination peut s’emballer, de plusieurs manières. Ce qui nous intéresse ici, c’est le pas qu’elle peut prendre sur le réel : quand l’imagination remplace l’action, et de façon tellement plus séduisante, qu’elle peut aller jusqu’à l’empêcher totalement. En imagination, tout se réalise comme par magie. Le couronnement n’est alors plus celui des efforts, mais une réparation des frustrations, une récompense gratuite des efforts que l’on n’a pas fournis. Dans sa négociation avec sa conscience, l’imaginatif exalté se persuade que ses chimères sont des projets, qu’il se fera fort de les accomplir. L’extase se paye ensuite par un douloureux réveil dans une réalité vide, qui justifie de se hâter de remettre le film imaginatif en route : une drogue toujours disponible.
Et voici maintenant cette personne sur Instagram, devant une profusion de time-lapses : en miroir, ils sont une version stéréotypée de sa fonction imaginative ; ils en imitent les séquences d’où toute friction, tout obstacle sont expurgés ; en imagination comme en time-lapse, plus de sensations désagréables, ni d’effort à fournir, aucune résistance, pas d’attente, pas d’adversité, rien n’entrave la réalisation du projet. Le résultat est rapide et hautement satisfaisant. Cachant bien leur jeu, les time-lapses se présentent comme des sources d’idées et d’inspirations. Il est possible d’y mettre des signets et de se créer des collections « d’intentions », c’est à dire des hallucinations de projets, qui semblent rendre hommage à ce qui seraient « nos potentialités » : dans l’absolu, on pourrait réellement « confectionner des raviolis japonais en forme de poisson rouge, tricoter un pull à 5 aiguilles et même construire une tiny house (ça prend 35 secondes) ». Or, s’entretenir au mode conditionnel sur toutes les compétences qu’il serait possible de développer (poterie, couture, mécanique, sculpture, origami, raviolis…) c’est régresser à un stade de développement immature, à l’âge « béni » de tous les possibles, où la réalité ne nous avait encore imposé de renoncer à aucun. Pourtant, loin de s’en trouver élargi, le champ des possibles est alors réduit au plus petit trou de l’entonnoir ; un écran de la taille d’un confetti où, dans la fixité du regard, les potentialités réelles se dilapident.
Si l’imaginatif exalté se laisse capturer par ce processus (séduisant car si familier) le risque ultime est qu’il renonce de son plein gré au dernier effort qui lui restait à faire : produire ses propres images mentales, ses propres rêves ! Les time-lapses sont des berrnard-l’hermites, qui délogent les mondes fantasmés des êtres pour squatter leurs esprits.
Le time-lapse, c’est un montage sélectif de plans « idéaux ». Voici quelques images ayant pu être censurées par le monteur bien intentionné :
Plus de beurre ; grosse flemme j’hésite à renoncer mais je descends, mon fils a vraiment envie de ce gâteau au chocolat ; le magasin est fermé, dépitée, je croise la nouvelle voisine qui m’invite à lui en emprunter ; finalement elle n’en a plus non plus, mais m’offre un café. On découvre qu’elle est amie avec ma cousine ; nous lui envoyons un message dans l’idée de dîner toutes les trois. J’essaye du yaourt de soja à la place du beurre, le gâteau ressemble à du flan, m’ayant vue faire tous ces efforts, mon fils ne sait pas comment me dire que c’est dègue. Il est trop drôle à avaler chaque bouchée avec une grande rasade de grenadine me glissant avec un tact de politicien qu’il aimerait bien goûter celui avec du beurre, demain, histoire de comparer.
Les images coupées du time-lapse, ce sont les ingrédients de l’existence ; ceux que cherchent à récupérer beaucoup des personnes qui viennent en thérapie.
Sylvie Arditi
* Inspiré de La Psychologie de la motivation de Paul Diel.
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